Après le coronavirus, les millennials chinois font de la résistance

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Le 21  janvier, Wu Meifen se trouve à son bureau, dans la petite ville de Zhanjiang, au sud de la Chine. Le Nouvel An lunaire approche et elle doit partir le soir même chez ses parents. Elle n’a pas regardé son téléphone de la journée. C’est en sortant du travail qu’elle apprend qu’une nouvelle forme de coronavirus vient d’apparaître et que l’épidémie s’annonce dévastatrice malgré les déclarations du gouvernement qui, quelques semaines plus tôt, a prétendu en maîtriser la diffusion. La menace est bien réelle, tout le pays peut être infecté. Wuhan a beau se trouver à plus de mille kilomètres de là, Wu Meifen constate déjà, en prenant la route vers la maison de ses parents, que les rues de sa ville sont inhabituellement calmes et que la plupart des magasins ont fermé.

 

Une semaine plus tard, nous prenons contact avec Wu Meifen par un ami commun en Chine. La jeune femme de 30  ans semble encore sous le choc des vidéos publiées par des victimes de l’épidémie vite baptisée Covid-19. Mais elle nous fait aussi remarquer que même si le virus qui le provoque, le Sras-cov-2, isole les concitoyens, il semble libérer leur parole. Le relatif anonymat offert par Internet, conjugué à l’extrême urgence de la situation, encouragerait les Chinois à sortir de leur traditionnelle réserve. Wu nous dit n’avoir jamais assisté à un tel déballage  : hommes et femmes se mettent soudain à parler en détail de leurs existences ravagées, expriment leurs doléances, réclament de l’aide… « Nous n’avons pas du tout l’habitude d’exposer nos fragilités. Alors si nous le faisons aujourd’hui, c’est que nous sommes vraiment désespérés.  »

 

La plupart des habitants du pays cherchent surtout des informations médicales. Les kits de test sont en nombre limité et les lits d’hôpitaux viennent vite à manquer, même pour les plus malades. «  Au début, je me sentais tellement impuissante, tellement inutile que ça me faisait mal, assure Wu. C’était comme voir une vidéo de quelqu’un se noyer en direct et pouvoir seu-lement cliquer sur “j’aime”.  » Formée au journalisme et au documentaire, passionnée d’histoires «  humaines  » («  parce qu’elles nous révèlent notre façon de vivre au quotidien  », dit-elle), Wu lance alors avec des amis une chaîne publique sur WeChat, un réseau social central en Chine où chacun peut suivre les comptes qu’il souhaite, même s’il se sait surveillé de près. Le but de Wu et de ses camarades, c’est de montrer les effets du virus sur les individus et la société. Sur l’équivalent local de Twitter, Weibo, ils écrivent à des concitoyens et leur proposent des interviews par téléphone. Les articles sont publiés tous les deux jours. Les millennials chinois ont grandi à une époque prospère mais toujours plus répressive, dominée par l’autoritarisme de Xi Jinping. Ils ne se sont jamais beaucoup fait remarquer par leur insoumission ni par leur sens des responsabilités sociales. Mais le malaise provoqué par le Covid-19 est si profond qu’ils sont aujourd’hui nombreux, comme Wu et ses amis, à repenser leur rôle dans la société et à reconsidérer sa structure même.

 

L’une des premières personnes interviewées par Wu s’appelle Weng Wen. Comme elle, il a la trentaine. Originaire de Wuhan, il travaillait à Pékin lorsque le virus a atteint sa ville natale, où vit encore son père de 61 ans qui est tombé malade avant la mise en quarantaine. Lorsque Weng Wen a appris la nouvelle et qu’il a voulu le rejoindre, le confinement était déjà déclaré. Le père vivait avec sa propre mère de 83 ans. Livrée à elle-même, celle-ci a commencé à avoir de la fièvre et à tousser. Elle était incapable de se rendre à l’hôpital par ses propres moyens et le service d’ambulance était déjà saturé. Paniqué, Weng a écrit à un responsable local sur WeChat, mais celui-ci l’a bloqué. «  Ma grand-mère a eu son premier emploi à l’âge de 12 ans, dans une usine d’État. Elle n’a jamais eu peur de la mort. Mais le gouvernement doit prendre soin d’elle. C’est une question de santé publique. Le pays doit prendre ses responsabilités.  »

 

En quelques semaines, Wu s’est entretenue avec plus d’une trentaine de personnes. Parmi elles, un photographe est tombé malade en même temps que ses parents et s’est fait hospitaliser avec eux. Pour beaucoup d’autres, la seule quête de soins a paru si infernale qu’elle les a fait craquer nerveusement. «  C’est là que j’ai compris qu’il y a un moment où il faut cesser de dire aux malades des choses du genre : “Allez, on ne se décourage pas ! On continue à se battre !” Quand les gens sont dans un état aussi grave, qu’ils n’ont plus d’énergie pour livrer bataille, ils n’ont rien d’autre à faire que de supporter ce qui leur arrive. Ils sont aussi épuisés par leur maladie que par leur impuissance. Heureusement, lorsqu’on leur donne la possibilité de raconter ce qui leur arrive, ils reprennent un peu espoir.  » Wu évoque ainsi le père de Weng, auquel elle a appris à réaliser des vidéos avec son téléphone pour rendre compte de son quotidien à l’hôpital. Le jour où celui-ci lui a envoyé son premier petit film, elle a pu entendre la joie et la fierté dans le ton de sa voix. «  L’effort en valait la chandelle  », sourit-elle.

 

Wu précise qu’elle voyait une différence notable entre l’épidémie et les problèmes politiques. Elle utilise un réseau privé (VPN) pour contourner la grande muraille numérique chinoise qui bloque l’accès aux médias occidentaux, ainsi qu’à Facebook et à Twitter. Cela ne l’empêche pas de nous dire que, selon elle, son pays va mieux depuis l’arrivée de Xi Jinping à la tête du parti communiste chinois. Si elle ne s’est jamais intéressée de près à la politique –  il vaut mieux, de toute façon, éviter le sujet, que ce soit en ligne ou dans la vie sous peine d’être considéré comme un traître au moindre mot de travers  –, elle estime qu’il existe aujourd’hui une vraie rupture de confiance entre le pouvoir et la population. Elle raconte, par exemple, qu’en février, elle a rencontré une jeune femme qui envisageait d’émigrer tant ses proches ont été négligés par le système de santé chinois. «  Dans sa voix, on entendait la peine et la rage. Je lui ai demandé comment je pouvais l’aider et elle m’a dit qu’elle allait réfléchir. Je l’ai rappelée quelques jours plus tard pour prendre de ses nouvelles, mais, cette fois-ci, elle avait l’air très méfiante. Elle pensait que je lui tendais un piège, que je voulais la pousser à dire du mal du gouvernement pour, ensuite, la dénoncer.  »

 

Le régime en place a aussi affaibli les institutions de la société civile. La Croix-Rouge chinoise, un organisme sans lien direct avec le Comité international de la Croix-Rouge, est essentiellement financée et contrôlée par le gouvernement. Réputée corrompue et incompétente, elle s’est illustrée depuis le début de l’épidémie en «  oubliant  » de distribuer du matériel médical issu de dons privés qui attendait dans ses entrepôts. Du côté des entreprises ou des associations, les levées de fonds reste fastidieuses  : il faut présenter un dossier au ministère des affaires intérieures pour obtenir les autorisations ad hoc et cela prend un temps fou, alors que, pendant ce temps-là, la crise sanitaire se propage à toute vitesse.

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