Les membres du mouvement « Fragmentisme » ont encore leur mot à dire. À l’instar de ses trois premiers compagnons de route, Paul Guilavogui revient sur ce courant philosophique et littéraire qui propose une vision de la vie comme une entité non linéaire et discontinue.
PENSER LE FRAGMENTISME COMME UNE GEOPOETIQUE DU LIEN
Pour le jeune écrivain guinéen, Paul Guilavogui : Le fragmentisme, considère la vie comme une succession de fragments discontinus, éclats de l’existence qui rappellent à la fois sa précarité et sa force de réinvention. Cette perspective met en lumière la discontinuité des événements vécus et la difficulté de trouver un sens cohérent dans le chaos du monde moderne.
Cependant, la Géopoétique du Lien ne nie pas cette fragmentation : elle cherche au contraire à relier ces éclats, à créer des ponts entre des instants en déshérence.
Si Kenneth White a forgé le terme géopoétique pour désigner une pensée en marche, une écriture en exil, Guilavogui, lui, en fait un art du lien, parfois conflictuel, souvent instable, mais toujours possible. White cherchait un contact avec la terre pour refonder le rapport au monde; Guilavogui semble chercher un contact entre les humains sur une terre déjà meurtrie. Il ne s’agit plus seulement de s’émerveiller du monde, mais de l’habiter, de l’enchanter par une certaine prédisposition à faire un pas vers d’autres fragments.
1. Le fragmentisme pensé comme un lien vers l’autre
Pour asseoir sa vision du fragmentisme, Paul Guilavogui conçoit ce qu’il appelle la géopoétique du lien. Le lien, pour lui, n’est pas un simple état contemplatif : il est à construire, à négocier, à risquer. Car en Guinée, et plus largement en Afrique, le territoire n’est pas un sanctuaire de pureté, ni un cadre de neutralité : il est saturé d’histoires, de conflits, de tensions, de cicatrices ethniques, politiques, linguistiques.
À cet égard, Guilavogui affirme :
« Le territoire ne nous appartient pas ; nous appartenons à ce qui nous lie les uns aux autres. » et il ajoute : « Constater la fracture n’est pas suffisant : il faut tendre la main au-dessus de l’abîme. »
2. Écrire contre la fragmentation politique
Dans un pays où les lignes de fracture ethnique sont devenues presque structurelles, où la politique s’abreuve des séparations communautaires pour mieux asseoir son pouvoir, Guilavogui choisit le pari inverse. Pour lui, écrire, c’est lier et peut-être accoucher de nouvelles solidarités.
En Guinée, depuis des décennies, les appartenances ethniques ont été instrumentalisées, les langues détournées, les cultures compartimentées. Le discours politique fragmente ; la peur de l’autre divise. À cela, Guilavogui oppose une parole poétique réunificatrice :
« Je veux écrire des routes, pas des frontières. »
Dans cette géopoétique du lien, la littérature devient tissage. Elle croise les fils éparpillés de nos mémoires pour construire un récit commun. Elle fait dialoguer le Peul, le Malinké, le Soussou, le Kissi… non dans une uniformisation forcée, mais dans une reconnaissance mutuelle.
Car Paul ne croit pas en l’unité imposée, mais en la beauté des différences qui se rencontrent. « Ce n’est pas le même sang qui fait les frères, mais le même combat », disait Frantz Fanon. Guilavogui actualise cette parole : ce n’est pas la même ethnie qui fait la nation, mais le même imaginaire. Et cet imaginaire doit être bâti par les poètes, les écrivains, les penseurs. Un pays ne se tient debout que si ses imaginaires refusent de rester couchés.
La démarche de Guilavogui rejoint Édouard Glissant, pour qui la Relation est supérieure à l’identité close. Ici, la relation devient acte de résistance : écrire, c’est relier ce que l’histoire et la politique ont brisé. C’est une poétique de l’entrelacement, un refus radical des logiques d’exclusion.
Il rappelle : « Nous sommes tous fragments de quelque chose de plus grand. Le rôle de l’écrivain est de rappeler ce plus grand. »
3. Fragmentation et non fragilisation
Il faut distinguer fragmentation et fragilisation. Être fragmenté ne signifie pas être faible. Le fragment, au contraire, porte en lui une force inédite : il témoigne d’une histoire, d’un passage, d’une rupture traversée. Chaque fragment est comme une cicatrice : il rappelle une blessure, mais il signale aussi la survie.
Ainsi, dans la pensée de Guilavogui, la fragmentation ne doit pas être vue comme un handicap mais comme une potentialité. Le rôle du poète est d’empêcher que la fragmentation ne se transforme en dispersion mortifère, en isolement stérile. Il s’agit de faire des éclats une constellation.
Là où les discours politiques utilisent la fragmentation pour fragiliser, la poétique du lien propose d’habiter la fragmentation comme richesse. Elle n’ignore pas les failles : elle les relie. Elle ne gomme pas les blessures : elle les coud ensemble pour en faire une mémoire commune.
4. Le fragmentisme comme cosmopolitisme poétique
Le fragmentisme, lorsqu’il se pense comme géopoétique du lien, déborde les frontières nationales. Car si l’Afrique porte ses blessures particulières, elle n’est pas seule dans cette épreuve de la fragmentation. Le monde entier est aujourd’hui dispersé, fracturé par les migrations forcées, les guerres, les crises climatiques, les replis identitaires.
Dans ce contexte global, la parole poétique devient une manière d’habiter le monde autrement : non pas dans la clôture des frontières, mais dans l’ouverture aux rencontres. C’est une manière de concevoir l’humanité comme constellation : chaque culture, chaque langue, chaque mémoire est une étoile dans la trame du ciel commun.
Écrire ainsi, c’est faire de la littérature non pas une simple expression de soi, mais une hospitalité de l’autre. C’est inscrire chaque fragment dans un horizon plus vaste : celui d’un imaginaire planétaire.
5. Pour une géopoétique de l’espérance ?
In fine, penser le fragmentisme comme une géopoétique du lien, c’est opposer une résistance lucide à la tentation du renoncement. C’est affirmer que la fracture n’est pas la fin du récit mais peut en être le début. Que même disloqués, nous portons encore en nous les fibres d’un tissu possible ; que même étrangers les uns aux autres, nous pouvons façonner un commun; que même meurtris, nos cicatrices peuvent devenir syntaxe et nos douleurs, alphabet. Pour que cela advienne, il serait capital d’agir tout de suite, refuser de reporter sur le dos du futur des actions que nous pouvons mener maintenant. Ne pas compter sur l’espoir qu’un jour la géopoétique du lien deviendra une réalité, mais arracher le présent à son doux duvet afin d’en faire un cheval de bataille efficace, et là on verra tous nos vœux exaucés.
Ce samedi 1er novembre 2025, Paul Guilavogui dédicacera son livre intitulé « Éclosion ». La cérémonie aura lieu au Musée de Labé à partir de 15h00.
AFB




